Peugeot-sochaux, symbole du grand déclassement

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E n 2017, l’usine Whirlpool d’Amiens avait vu défiler le même jour les deux candidats finalistes. Cinq ans plus tard, l’entre-deux-tours n’a pas donné lieu à pareille mise en scène. Tout juste a-t-on eu droit à une nouvelle polémique sur la rémunération de Carlos Tavares, directeur général de Stellantis.

L’an dernier, dans un contexte compliqué pour l’industrie automobile, le constructeur tripla son bénéfice net par rapport à 2020 (13,4 milliards d’euros). Cette performance permit à son dirigeant de percevoir un total de 19 millions d’euros.

Lors de l’assemblée générale, le président de Stellantis, John Elkann, défendit la « conviction du conseil d’administration » d’opter pour la « méritocratie ». Malgré tout, un actionnaire minoritaire, la société de gestion PhiTrust, vota contre cette rémunération. « Est-elle justifiée socialement alors que le groupe va devoir probablement faire face à des restructurations massives avec des suppressions d’emplois à la clé, compte tenu de ses surcapacités de production ? » s’interrogea PhiTrust dans un communiqué.

Le sujet est d’autant plus sensible qu’il est entouré d’une certaine opacité. Selon PhiTrust, Carlos Tavares devrait toucher 66 millions d’euros ! Le groupe répliqua que ce calcul était « faux » et que les bonus ne lui seraient versés que si la valeur de l’action doublait d’ici 2028.

À côté d’un salaire fixe de 2 millions d’euros, la part variable constitue la majorité (89%) de sa rémunération, avec notamment 7,5 millions liés à sa performance en 2021. Ce niveau reste inférieur à celui de ses homologues nord-américains, Mary Barra (GM) ayant perçu l’équivalent de 21 millions d’euros l’an dernier. Stellantis fait valoir qu’« en moins de huit ans, le groupe PSA est passé d’une situation de quasi faillite au rang d’entreprise leader de son secteur au plan mondial », grâce à la fusion de Peugeot-Citroën-Opel (PSA) et Fiat-Chrysler (FCA).

En période électorale, la rémunération de Carlos Tavares ne pouvait soulever qu’une énième controverse, le groupe Stellantis étant détenu par l’État au travers de la Bpifrance à hauteur de 6,15%.

Les deux candidats à l’Élysée réagirent de manière comparable : Emmanuel Macron jugea ce montant « astronomique » « choquant et excessif » et se prononça pour des « plafonds » de rémunération, au niveau de l’UE, (…) « sinon, explique-t-il, la société, à un moment donné, explose. Les gens ne peuvent pas avoir des problèmes de pouvoir d’achat (…) et voir ces sommes. » Pour sa rivale, « c’est choquant, mais moins choquant que pour d’autres ». Car, « pour une fois, il a obtenu de bons résultats », estima Marine Le Pen.

« L’écart ne cesse d’augmenter entre les plus bas salaires et les plus hauts salaires », déplora de son côté Franck Don, secrétaire général de la CFTC chez Stellantis. Si « Tavares est un très bon capitaine d’industrie, ajouta le syndicaliste, (…) il faut rester dans le raisonnable ».

Mais où est la raison ? Emmanuel Macron plaide pour une réforme européenne de la rémunération des dirigeants. Marine Le Pen préconise de faire entrer les salariés comme actionnaires. La première mesure implique une volonté des pays de l’UE, Stellantis étant un groupe franco-italo-américain domicilié aux Pays-Bas pour leur fiscalité avantageuse. La seconde suppose une culture du consensus, comme en Allemagne, où salariés et syndicats jouent le jeu de l’entreprise.

Dans ce dossier, les candidats ne traitent pas le fond de la question : en quelques décennies, le capitalisme rhénan, paternaliste et enraciné, évolua vers un modèle multinational sans âme, ni attache, ni limite. Michelin y résiste encore. Raymond Lévy (1927-2018), ancien PDG de Renault, disait que « la mondialisation consiste à donner le salaire des patrons américains aux patrons français et le salaire des ouvriers chinois aux ouvriers français ».

Jean-Baptiste Forray, rédacteur en chef de la Gazette des Communes, raconte l’abandon des classes populaires par les élites globalisées. Son enquête s’intitule Au cœur du grand déclassement. La fierté perdue de Peugeot-Sochaux (éditions du Cerf, 2022). Les Lions de Bernard Genghini rugirent en coupe de l’UEFA ; le club fédérait cols bleus et cols blancs. L’usine, le logement, l’école, le stade, les vacances formaient une société à part entière, du berceau au tombeau. Sochaux était l’une des villes les plus riches de France ; elle vit aujourd’hui de subsides publics.

La famille Peugeot, protestante et patriote, avait la fibre sociale. Elle perd la main en 2014 « dans un contexte anxiogène », note le journaliste. En désespoir de cause, elle fait appel à un mercenaire de l’automobile, débauché de Renault. Tavares sort la plus grande usine d’Europe des années 70 de son modèle fordiste. Il rompt avec le passé. Avec Stellantis, la gloire ouvrière devient honteuse. Sochaux « sent désormais la sueur et l’huile de vidange », écrit Forray. Adepte du « management darwinien », Tavares remonte l’entreprise en un temps record. Ses bureaux sont à Amsterdam, Détroit, Turin et Vélizy. Il est partout.

Comme ses ouvriers – qui sont nulle part.

Á Sochaux, Marine Le Pen a fait 32 % au premier tour, le double d’Emmanuel Macron.

Louis Daufresne in LSDJ

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