Ukraine: la sale guerre des noms propres 

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E
n signe de solidarité avec l’Ukraine, les media préfèrent Kyïv à Kiev et Kharkiv à Kharkov. Ce choix bafoue le droit des Français de nommer les lieux étrangers conformément à l’usage répandu en France. L’arrêté du 4 novembre 1993 dispose que « la forme recommandée pour la désignation des pays et des capitales est la forme française (exonyme) existant du fait de traditions culturelles ou historiques francophones établies ». Ainsi dit-on Florence, Londres, Munich, ou Pékin. Cet usage vaut également pour les États : on dit Allemagne (et non Deutschland), Croatie (et non Hrvatska), Birmanie (et non Myanmar) et Biélorussie (et non Bélarus).

Aujourd’hui, Kiev est l’exonyme français. Nommer ainsi la capitale ukrainienne ne revient pas à « cautionner ni des droits de la Russie sur cette ville ni l’agression russe en Ukraine », rappelle la Commission nationale de toponymie (CNT). Cet aréopage de quelque 75 membres est piloté par Pierre Jaillard, administrateur de l’INSEE et président du Groupe d’experts des Nations unies pour les noms géographiques (GENUNG).

Il s’agit d’un sujet sérieux, pas d’une lubie de spécialistes. La toponymie est un enjeu de souveraineté, un marqueur d’influence, un mode de relations aux autres cultures. Par exemple, si le nom d’Allemagne provient d’alaman, l’exonyme slave est nemets signifiant « étranger » et « muet », en fait « barbare ». En polonais, Allemagne se dit Niemcy. Ce nom est-il péjoratif ? Sans doute. Il n’empêche qu’aucun État ne peut exiger qu’un autre État le désigne autrement dans la langue de ce dernier. La France ne reproche pas à la Grèce d’être appelée Γαλλία, c’est-à-dire la Gaule.

La CNT se prévaut du seul usage, n’ayant pas d’avis sur les noms employés. L’origine de l’exonyme n’affecte pas sa légitimité. Il ne s’agit pas d’opposer l’histoire à l’usage mais seulement d’expliquer l’usage par l’histoire. « Il est vrai, concède-t-elle, que Kiev a été réemprunté de l’ancien nom russe (1724), après qu’un premier emprunt avait donné des formes telles que Kioff (1570), Kiow (XVIIe siècle), Kuow (1648), Kiov (XVIIIe siècle). Sur le Wikipédia français, Kiev reste en titre. « C’est normal, estime le linguiste Ange Bizet, puisque Kiev n’est pas plus russe (Киев, Kiyev /’kʲi(j)if/) qu’ukrainien (Київ, Kyïv /’kijiu̯/) ».

Concernant la grande ville de l’Est, l’exonyme français est Kharkov. Mais là, Wikipédia et la plupart des media ne respectent pas cet usage. La question est sensible. Á Kharkov, la population est moitié russe, moitié ukrainienne. La « guerre du Donbass » éclata après que le régime ukrainien eut ôté au russe son statut de langue officielle. Le choix de i ou o vaudrait-il parti pris ? Comme pour Kiev, Ange Bizet note qu’en français, « Kharkov ou Kharkiv n’est pas plus russe qu’ukrainien ». Ce toponyme est impossible à transcrire dans le système orthographique français (russe : Харькoв [ˈxarʲkəf] / ukrainien : Хáрків [‘xarkiu̯]). Et d’ajouter : « Kharkov est bien, et de longue tradition, le nom français. Le reconnaître désamorce la question en supprimant l’enjeu. » Hélas, c’est l’inverse qui se produit sur le Wikipédia français, où les partisans de Kharkiv vainquirent les tenants de Kharkov.

La guerre linguistique épargne Lviv, l’ancienne capitale de la Galicie. Son histoire mouvementée se reflète dans la pluralité exonymique. Ange Bizet la souligne : « Lviv ou la « Ville aux Lions » se dit en ukrainien Львів, L’viv (/lʲviu̯/) ; en polonais Lwów (/lvuf/) ; en russe Львов, Lvov (/lʲvof/) ; en allemand : Lemberg ; en yiddish : לעמבערג [lemberik] ; en italien Leopoli ; en latin Leopolis ; en hongrois : Illyvó (au Moyen Âge) et en français Léopol, Lwów, Lvov puis plus récemment Lviv ».

Si chaque langue conserve sa forme propre, on voit toutefois que les exonymes peuvent évoluer et c’est tout l’enjeu de cette question. Les Français ne disent plus Léopol, usage supplanté par Lvov à partir de la Seconde Guerre mondiale. « La forme historique et authentiquement française, note Ange Bizet, est conservée par l’italien Leopoli, l’espagnol et le portugais Leópolis. »

Ces « rappels à la loi » résistent mal devant une tendance de fond : l’hyper-atlantisme, alimenté par le manque de références historiques et géographiques, sans oublier le panurgisme médiatique. Choisir Kharkiv, Kyiv ou Lviv, c’est moins choisir l’Ukraine que l’Amérique. Dans l’article joint, Libération fait le choix conscient de tordre l’usage pour des raisons politiques, malgré la reine Anne de Kiev, malgré les footballeurs du Dynamo Kiev et malgré La grande Porte de Kiev de Moussorgski.

L’empire anglo-saxon aspire à supprimer les exonymes, miroir de la diversité des langues et des parcours de vie des nations, au profit d’une forme universelle. L’alignement sur l’anglais, s’il ne date pas d’hier, se fait sans discussion ni réaction, par servilité. Les exemples sont légion. On ne peut plus entrer dans un aéroport et prendre un vol pour Madras ou Bombay. L’aéronautique, comme le gouvernement nationaliste hindou, impose Chennai et Mumbai.

Les grandes batailles se gagnent ou se perdent sur de petits riens qui disent beaucoup de choses.

Louis Daufresne in LSDJ

 

 

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