Suspension de l’initiative céréalière de la mer noire : quelles conséquences ?

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Q uelles seront les conséquences à long terme de la décision de la Russie de se retirer de l’accord sur l’exportation de céréales par la Mer Noire, accord conclu à Istanbul le 22 juillet 2022 avec la Turquie et l’ONU et arrivé à expiration la semaine dernière ?

Quelles sont les chances de son rétablissement, qui permettrait éventuellement d’éviter des pénuries dans les pays dépendants des céréales ukrainiennes ? Quel sera l’impact des derniers développements sur la guerre ? La Mer Noire deviendra-t-elle un nouveau théâtre de conflits armés, comme le craignent certains ?

Il faudrait dire que les experts attendaient déjà la non-reconduction de l’accord, prolongé in extremis au mois de mai, qui avait garanti le libre passage des bateaux transportant des céréales des ports ukrainiens d’Odessa, Tchornomorsk et Yuzni/Pivdenny. Si 32,9 millions de tonnes de produits ont quitté ces ports depuis juillet 2022, la transportation maritime céréalière a baissé considérablement pendant les mois précédant la décision de la Russie de suspendre l’accord. Moscou a essayé de justifier sa position en disant que les conditions pour sa participation n’avaient pas été remplies et que l’Occident « a utilisé l’accord sur les céréales à des fins de chantage politique ». Le Kremlin a argumenté que les ukrainiens avaient été les seuls à en profiter, que les exportations russes avaient été entravées par les sanctions et que seulement 3 % des céréales ukrainiennes étaient destinées aux nations pauvres. Des chiffres contredits par les données du Conseil de l’Europe et l’ONU, selon qui 57 % des exportations dans le cadre de l’accord (blé, maïs, huile de tournesol) allaient vers les pays en voie de développement.

Lors d’une réunion gouvernementale télévisée mercredi dernier, Vladimir Poutine s’est pourtant dit prêt à revenir à l’accord à condition que les demandes de la Russie « soient prises en compte et réalisées sans exception et dans leur totalité » , dont la réintégration de la Banque agricole de Russie dans le système SWIFT et la réouverture du pipeline d’ammoniac entre Togliatti et Odessa, endommagé en juin par l’Ukraine. Le président turc Erdogan s’est dit optimiste sur la possibilité d’une reprise de l’initiative, mais pour l’instant, l’idée semble purement théorique, étant donné que Moscou vient d’entreprendre des actions militaires d’envergure visant à mettre l’infrastructure portuaire ukrainienne hors usage. Pendant toute la semaine, citant comme prétexte l’attaque ukrainienne contre le pont de Kertch reliant la Crimée et la Russie, les forces russes ont bombardé les terminaux céréaliers à Tchornomorsk, où 60 000 tonnes de céréales qui attendaient l’exportation auraient été détruites, ainsi qu’à Odessa, où des frappes contre le centre historique de la ville ont par ailleurs provoqué des protestations de l’UNESCO. Moscou a également déclaré que les navires sur la mer Noire se dirigeant les ports ukrainiens seront désormais traités comme de « potentiels bateaux militaires […] impliqués dans le conflit ukrainien aux côtés du régime de Kiev. » Vendredi dernier, ces menaces contre les bateaux civils ont été qualifiées d’ « inacceptables » par l’ONU, mais le Kremlin a annoncé que des avions et navires ont « travaillé à des actions pour isoler la zone temporairement fermée à la navigation », impliquant la pose de mines.

L’annonce russe par rapport à l’initiative céréalière a provoqué des réactions fortes de pays importateurs tels que l’Egypte et le Kenya (parlant d’un « coup de couteau dans le dos » ), ainsi que des hausses abruptes des prix sur les marchés des produits alimentaires qui pourraient avoir un impact très négatif dans les mois qui viennent, surtout sur des régions déjà fragilisées comme la Corne de l’Afrique. Dans l’immédiat, c’est avant tout l’économie ukrainienne qui risque d’être affectée, les exportations de céréales ayant représenté 22 % du PIB du pays avant février 2022. Même si les déclarations russes menaçant la navigation civile ne mèneront pas nécessairement à des conflits navals directs sur la Mer Noire, les paroles mêmes du Kremlin réduiront probablement la circulation maritime commerciale à zéro à cause de l’impossibilité pour les assureurs de garantir la sécurité des navires. Kiev est donc en train d’explorer d’autres voies (déjà exploitées) pour transporter les produits ukrainiens, notamment en passant par le Danube et le port roumain de Constanta, mais la capacité est limitée et les embouteillages fréquents. Quant aux exportations céréalières russes, supposément entravées par les sanctions, les perspectives semblent plus favorables. Avec une production surabondante (110 millions de tonnes) en 2022-2023, les exportations de blé russe ont atteint un niveau record (45,5 millions de tonnes, 47,5 étant prévues en 2023-2024), 87% allant à des pays qui ne participent pas aux mesures économiques contre Moscou, dont la Chine, la Turquie et le Pakistan. Un tableau économique qui ne joue pas en faveur de l’Ukraine.

Peter Bannister in LSDJ

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