Lutte contre la corruption en guinée : entre l’urgence du recouvrement des avoirs illicites et protection des libertés individuelles (alsény traore)

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L a corruption des gouvernants est, depuis de longue date, une des préoccupations majeures au sein de la société guinéenne. Elle est, généralement, entendue comme un abus de pouvoir (public ou privé) à des fins privées (personnel ou tiers).

Pour mémoire, les mouvements syndicaux de 2007 (janvier-février) étaient, en partie, provoqués par l’ampleur de la carence de probité publique et à l’injustice dans la gestion et la répartition des richesses en Guinée.

Dans sa déclaration de prise de pouvoir du 05 septembre 2021, le CNRD laissait d’ailleurs entendre que la banalisation de la carence de probité publique au sein du régime déchu constituait l’une des motivations de son action. C’est donc en toute logique que la lutte contre la corruption et les infractions assimilées a été inscrite au nombre des objectifs phares de cette troisième transition militaire de l’histoire politique de la Guinée.

Longtemps banalisé tant dans les sociétés internes qu’internationales, le phénomène de corruption fait désormais l’objet d’une attention singulière tant en droit interne qu’international. En Guinée, cela s’est matérialisé par une « pénalisation du droit constitutionnel » sous l’angle de la promotion de la probité publique. Les Constitutions du 07 mai 2010 et du 14 avril 2020 ont abordé la question de manière quasi-identique. La suppression du principe d’imprescriptibilité des crimes économiques et financiers dans la seconde est la différence marquante. Ce principe d’imprescriptibilité était pourtant conforme à l’esprit de l’article 29 de la Convention de Mérida du 31 octobre 2003 qui encourage les États parties à opter pour un allongement des délais de prescriptions.

Priver les délinquants économiques de leurs avoirs est l’un des principaux objectifs de la lutte contre la corruption ; la doctrine soutient largement les sanctions économiques et financières comme gage d’une lutte anti-corruption efficace ou réussie. Cela se matérialise en droit par le gel puis la confiscation des avoirs issus de ces pratiques illicites.

Le principe du gel et de la confiscation des avoirs illicites est désormais largement consacré aussi bien en droit interne qu’international[1]. Les États signataires de la Convention de Mérida 31 octobre 2003 se sont engagés à adopter des mesures permettant la confiscation des biens ou avoirs illicites. C’est en ce sens que la Guinée a introduit dans ses législations anti-corruption des dispositions afférentes au gel, à la saisie et la confiscation obtenus par suite d’un manquement aux règles de probité. Érigé en principe fondamental par la Convention de Mérida, cette mesure soulève l’épineuse question de la conciliation de l’intérêt des victimes (citoyens et contribuables publics) avec les droits des personnes mises en cause[2].

Les autorités de la transition devront pour cela inscrire dans la légalité les actions qu’elles comptent mener dans le recouvrement des avoirs amassés au préjudice des comptes publics guinéens. Il convient dès lors de procéder à l’évaluation de cette conciliation entre sanctions d’actes de corruption et protection des droits fondamentaux des personnes mises en cause.

De plus, cette problématique soulève incidemment quelques questions relatives aux enjeux juridique et pratique de la mise en œuvre de telles procédures.

Procédons à quelques clarifications sémantiques. Il s’agit pour l’essentiel de précisions que le législateur guinéen a souhaité apporter à l’article 2 de la loi de juillet 2017 sur la prévention, la détection et la répression de la corruption et des infractions assimilées.

  • Gel, saisie et confiscation des avoirs: ces expressions ne renvoient pas à la même action ; mieux, elles interviennent à des moments différents de la procédure.
  1. Le gel ou la saisie : c’est une mesure provisoire et conservatoire ; elle vise essentiellement à empêcher les personnes soupçonnées de crimes économiques de dissimuler leurs biens. Ainsi, elle prive ces derniers de leurs droits d’usufruit. Cette mesure intervient souvent au début de la procédure judicaire ou au cours de celle-ci.
  2. La confiscation : c’est la décision définitive, prise généralement à l’issue d’une procédure judiciaire, privant les délinquants économiques et financiers de leurs avoirs mêlés aux crimes commis. Elle prive en conséquence les personnes définitivement pour crimes économiques de leur droit de propriété (abusus).
  • Produits du crime: c’est une expression utilisée généralement en droit international pour désigner les biens issus des crimes internationaux ou transnationaux, ou ceux ayant servi à leur commission. En droit guinéen, le législateur a pratiquement repris cette définition pour qualifier les produits issus des crimes économiques.
  1. Produits de la corruption : « les biens corporels ou incorporels, meubles ou immeubles, tangibles ou intangibles et tout document ou instrument juridique prouvant qu’on a des titres pour ces biens ou des intérêts dans ces mêmes biens, acquis à la suite de la corruption ou d’infractions assimilées»[3].
  2. Produit du crime : « tout bien provenant directement ou indirectement de la commission d’une infraction ou obtenu directement ou indirectement en la commentant»[4].

Une fois ces précisions faites, analysons à présent l’état du droit guinéen et les défis qui attendent les autorités de la transition pour une éventuelle répression de la corruption et des infractions assimilées.

Une difficile conciliation des droits des victimes avec ceux des mis en cause dans les procédures de récupération des avoirs illicites

La procédure de recouvrement des avoirs illicites peut heurter certains droits individuels. Au premier rang de ces droits figure le droit de propriété défini et garanti par les dispositions de l’article 28 de la Charte de transition et de l’article 14 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[5]. La loi anti-corruption de 2017 permet, par exemple, conformément à son article 111, au « (…) juge d’instruction ou une juridiction de jugement, à toute étape de la procédure, de saisir ou de geler d’office ou sur réquisition du ministère public [les avoirs illicites] ».

En se fondant sur « une appréciation anticipée de la culpabilité de la personne présumant, sans établissement de culpabilité, que [la personne mise en cause] aurait commis le crime »[6], et du fait qu’aucun recours ne lui est accordé pour assurer la défense de son droit de propriété, une telle procédure violerait tant le droit à un procès équitable que celui à la présomption d’innocence.

En outre, les tiers acquéreurs ou bénéficiaires des biens supposés issus de l’infraction économique font l’objet d’un traitement superflu dans la procédure de confiscation des avoirs illicites. La loi anticorruption de 2017 prévoit, en effet, une dérogation pour les tiers acquéreurs de bonne foi (article 113). Cette dérogation permet en théorie de protéger le droit de propriété des tiers ; mais elle soulève la question de la distinction entre acquéreurs de bonne et de mauvaise foi. Ainsi, l’arbitrage à faire n’est pas sans risque d’arbitraire.

Par ailleurs, dans le cadre des procédures de confiscation des biens, la distinction entre les avoirs acquis licitement et ceux acquis de manière frauduleuse est une nécessité impérieuse pour éviter le rétablissement d’un droit par la violation d’un autre. Or, la lecture de l’article 111 de la Loi anticorruption de 2017 laisse croire à une possible confiscation de biens non liés aux faits de corruption.

 Des enjeux juridique et pratique posés aux peuples victimes de leurs dirigeants

 En droit, les préjudices engendrés par une action ou omission impliquent pour la victime le droit d’obtenir par la voie judiciaire, ou tout autre moyen établi, une réparation[7] ; c’est un principe général de droit ayant acquis une valeur constitutionnelle et internationale[8]. Ainsi, la réparation des préjudices qu’engendrent les infractions de probité implique la sanction de ses auteurs, co-auteurs et complices. La confiscation des avoirs illicites est l’une des matérialisations de ce droit à la réparation.

Il ne faut toutefois pas se leurrer. Récupérer des avoirs issus de crimes économiques est un travail périlleux. Les rares précédents judiciaires en matière de répression de crimes économiques démontrent de nombreuses difficultés auxquelles sont confrontés les acteurs de la lutte à savoir : des rouages juridiques complexes, des procédures longues et tortueuses ainsi qu’une coopération judiciaire internationale tiède (facile à comprendre car les États hôtes des fruits de ces crimes économiques ont du mal à coopérer avec des régimes aussi peu vertueux également !!).

Une action anticorruption inscrite dans tous les champs disciplinaires du droit et des sciences économiques et financières.

Pour réussir la répression des actes contraires aux règles de probité au cours des gouvernances antérieures, il est primordial de réunir une équipe d’experts composée de juristes et d’économistes pour préparer des actions judiciaires conformes au droit guinéen et aux engagements internationaux du pays ; sans omettre la nécessité d’octroyer de moyens suffisants aux magistrats en charge de cette lutte.

Nécessité d’être patient et résiliant. Il ne faut guère donner l’impression aux guinéens que le recouvrement des avoirs illicites sera assuré par « tour de magie » ou bien encore par force de décrets. Certains avoirs obtenus par la corruption et les infractions assimilées ces dix ou vingt dernières années sont placés à l’étranger, et, parfois, dans des territoires qualifiés de paradis bancaires et fiscaux. Ainsi, les actions judiciaires à venir vont sans nul doute s’inscrire dans la durée. A titre d’exemple, la procédure lancée en mai 1997 par la République démocratique du Congo pour récupérer les avoirs cachés de l’ancien président Mobutu a été conclue en avril 2009 par échec pour diverses raisons[9].

Une coopération judiciaire internationale limitée par des obstacles juridiques et politiques.

Tous les traités anticorruption consacrent une bonne partie de leur disposition à cette coopération judiciaire entre États pour rendre plus efficace et plus efficiente la lutte contre les crimes économiques. La volonté (politique) des États est cruciale pour réussir la lutte contre ce phénomène.

Ainsi, malgré ces nombreux engagements formels, quelques problèmes aussi bien juridiques que politiques persistent et paralysent le mécanisme de lutte. Il s’agit entre autres, de l’exigence de la double incrimination, de la règle de prescription – souvent différente selon les États-, voir tout simplement de la faible volonté de certains États à coopérer dans la répression de la corruption transnationale.

Sur la double incrimination, par exemple, l’absence dans le droit de l’État requis de l’infraction pour laquelle la confiscation des biens a été prononcée constitue un obstacle juridique à son exécution par cet État. L’affaire Karim Wade illustre parfaitement le blocage que peut engendrer l’absence de double incrimination dans la législation d’un des États impliqués dans la procédure judiciaire en cours. En l’espèce, l’infraction d’enrichissement illicite retenue contre Karim Wade par la justice sénégalaise n’est pas prévu en droits français et monégasque. Une infraction pour laquelle, Monsieur Wade est condamné par la Cour de répression de l’enrichissement illicite du Sénégal le 23 mars 2015 (confirmée en aout 2015 par la Cour suprême). Les autorités de ces États destinataires de la demande ont tout simplement opposé un refus d’exécuter la décision de confiscation des biens de Monsieur Wade se trouvant sur leurs territoires.

Ainsi, pour réussir le recouvrement des biens issus des nombreux crimes économiques perpétrés au préjudice des comptes publics guinéens, il faudra procéder, au préalable, à un inventaire exhaustif, puis à une identification des acteurs et des écueils potentiels, puis à une localisation des biens, enfin à une stratégie aussi bien judiciaire que diplomatique pour en atténuer les contraintes.

[1] KAMTO Maurice, Droit international de la gouvernance, Paris, éd. A. Pedone, 2013, pp. 302-303.

[2] KODJO Attisso, Le recouvrement des avoirs volés : gérer l’équilibre entre les droits de l’homme fondamentaux en jeu,International centre for Assest Recovery, working paper series, n°8, p. 6.

[3] Cf. à l’article 2 de la loi L/2017/041/AN du 04 juillet 2017, portant prévention, détection et répression de la corruption et des infractions assimilées.

[4] Ibid.

[5] KAMTO Maurice, op.cit., p. 302

[6] KODJO Attisso, op.cit., pp. 11 – 12.

[7] COMBACAU J. et SUR S., op.cit., p.559 et s. V. aussi, BERNARDINI R. et DALLOZ M., Droit criminel. Volume II – L’infraction et la responsabilité, Bruxelles, éd. Brulant, 2020, p. 264. V. également, VERHOEVEN ., op.cit., p. 612 et s.

[8] DENIMAL M., La réparation intégrale du préjudice corporel : réalités et perspectives, Thèse de doctorat, Université Lille 2, 13 décembre 2016, pp.16 – 17.

[9] KAMTO Maurice, op.cit., pp. 299-302.

Alsény TRAORE – Doctorant en droit public,

Université Toulouse capitole – IMH

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