L es médias occidentaux ne font entendre que la voix ukrainienne dans le conflit, alors que le Kremlin refuse de parler de guerre et contrôle étroitement ce qui est communiqué à la population russe. Essayons de lire, à travers le brouillard de guerre, la situation sur le terrain. Le 21 mars, Freddie Sayers a invité l’analyste américain Bill Roggio (voir la vidéo en lien) pour interpréter ce que la carte des opérations nous apprend.
Les médias occidentaux et les réseaux sociaux diffusent une litanie d’échecs russes. En voyant les carcasses de chars russes, les civils brandissant des drapeaux ukrainiens, on croirait que l’armée russe est dans une impasse (40’’). Il est assez normal que l’Ouest prenne fait et cause pour Kiev puisque Vladimir Poutine a ordonné une invasion brutale qui a déjà tué de nombreux civils innocents. Mais le risque est de lire la situation à travers le prisme de nos désirs. Or, la carte publiée par le New York Times est intéressante car elle montre l’étendue de l’avance russe et les axes stratégiques choisis (2’31’’). Nos médias ont adopté sans grand recul la version ukrainienne des événements : les Russes ne progressent plus et subissent de lourdes pertes alors que les forces de Kiev opposent une résistance farouche. Aucun doute sur la résistance en effet (4’32’’) mais le reste est de la propagande. Il est difficile pour les analystes de lire la situation côté russe parce que le Kremlin maintient un contrôle strict sur les informations mais aussi à cause du bannissement des médias russes en Occident. Les Russes ont aussi accès à des images de blindés ukrainiens en feu et de prisonniers ennemis…
Le message transmis par les médias des pays de l’OTAN est que les Russes n’avaient pas de plan et n’hésitaient pas à frapper indistinctement militaires et civils (6’24’’). La carte montre qu’en fait, ils avancent méthodiquement sur plusieurs fronts. Certes, les Ukrainiens résistent mieux que prévu. On parle beaucoup de Kiev. Les Russes semblent piétiner… Rien n’indique à ce stade qu’ils essaient de prendre la capitale. Avoir massé des troupes près de Kiev impose une pression politique et retient des forces ukrainiennes. En réalité, les axes stratégiques de l’offensive sont au nord-est, dans le Donbass et au sud. Au nord-est, les Russes ont assiégé Kharkiv et auraient pris récemment la ville stratégique d’Izium. Cela signifie que les troupes ukrainiennes dans le nord-est sont encerclées. Si les Russes continuent à avancer, ils vont arriver sur les arrières des forces ukrainiennes du front du Donbass. Dans le même temps, l’autre axe russe a consisté à percer le front au Donbass d’est en ouest. Donc les forces ukrainiennes les plus modernes massées dans cette région sont dans une situation périlleuse. Elles n’ont d’autre choix que se laisser encercler ou tenter une retraite vers l’ouest (10’19’’).
Il y a enfin l’offensive venant de Crimée qui suit deux directions différentes. D’une part, vers l’est, pour établir un couloir terrestre connectant l’isthme à la Russie. Le port de Marioupol, encerclé, reste un obstacle sur cette route. Mais les derniers rapports indiquent que la ville de Polohy, plus à l’intérieur des terres, est maintenant contrôlée par les troupes de Moscou. L’autre branche de l’offensive avance à l’ouest vers Odessa. On a parlé de la menace de troupes amphibies prêtes à débarquer près de cette grande ville. Mais, pas d’assaut pour l’instant ? Tout porte à croire qu’il s’agit d’une manœuvre pour obliger les Ukrainiens à maintenir des troupes sur cette côte (17’33’’). Les colonnes russes remontent le long de la rivière Bug car la cité de Mykolaiv est fortement défendue et le pont a été détruit. Leur cible probable : Dnipropetrovsk sur le Dniepr. Personne n’est dans la tête de Poutine mais la prise de cette ville (avec celle d’Izium plus au nord) couperait l’Ukraine en deux. Les Russes ont fait le choix classique d’assiéger plutôt que de chercher les combats de rue.
Concernant Kiev (20’27’’) : la capitale n’est pas totalement assiégée puisqu’elle est toujours accessible par le sud. On se souvient de cette immense colonne de véhicules à l’arrêt à l’approche de la métropole. L’hypothèse la plus probable est que les Russes sont allés trop vite au départ pour que le ravitaillement en carburant suive correctement. De vraies lacunes en logistique ont été révélées. Ils ont par ailleurs des réserves importantes mais ils ne veulent pas dégarnir leurs frontières autour des Pays Baltes.
On peut conclure que l’armée russe poursuit méthodiquement ses objectifs en s’adaptant aux difficultés rencontrées. Mais le conflit a révélé qu’elle n’est pas une menace conventionnelle majeure pour l’OTAN. Elle n’a pas réussi à utiliser sa domination du ciel. La conduite des opérations indique à ce stade que les Russes ne cherchent pas à occuper l’Ukraine dans sa totalité. Leur but serait de couper le pays en deux en suivant le cours de Dniepr et d’assiéger les grands centres urbains. Ils auraient ainsi des atouts en main dans le cadre d’une négociation de paix… (31’)
Ludovic Lavaucelle in LSDJ