Ukraine : une guerre de ‘’poupées russes’’

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S ur le site Smart Reading Press, François Martin, président du Club HEC Géostratégies, signe un article intitulé « Ukraine, l’autre guerre de civilisation ».

Ce point de vue alternatif se distingue du Russia bashing en vigueur dans les media dominants. L’auteur voit cinq guerres emboîtées les unes dans les autres. Énonçons-les : une guerre civile, une guerre de conquête, un conflit géopolitique, une guerre de civilisation et un conflit historique.

Le mot civilisation est connoté depuis que Samuel Huntington en préempta le concept dans son maître-ouvrage Le Choc des civilisations (Odile Jacob, 1997). Le professeur de Harvard y remplaçait les conflits idéologiques par des clivages ethnoculturels.

Suivant cette ligne, les milieux conservateurs jugent l’opposition à la Russie périmée. Ils n’identifient pas Vladimir Poutine à un néo-soviétisme dans lequel l’Église orthodoxe perpétue le PCUS. La symphonie des pouvoirs, si chère à l’orthodoxie, permet de passer au doigt du régime les bagues dorées du culturel, du religieux et du politique pour célébrer les noces de la renaissance identitaire. La Russie représente à leurs yeux un pays plus désirable que les sociétés vissées aux petites idéologies du souci de soi auxquelles semble désormais se résumer le grand mot de liberté.

Résumons le message de François Martin : l’Ukraine est le théâtre d’une guerre entre « le progressisme athée américain et atlantiste, et la civilisation chrétienne, incarnée aujourd’hui, sur le plan étatique, par la Russie »Cette thèse témoigne de la projection que font certains observateurs engagés sur Vladimir Poutine, vu comme le grain de sable dans les rouages d’un ordre US érigeant les nouvelles mœurs en religion civile et le wokisme en machine de guerre. Les destructions en Ukraine les indiffèrent. Ce qui compte, c’est que les murailles du Kremlin soient le rempart à la déconstruction. Ce parti pris implique une forme de négationnisme comparable à celle qui prévalut sous le communisme lorsque la gauche expliquait que le goulag n’existait pas. D’aucuns diront que ces milieux conservateurs jouent le rôle des « idiots utiles » au temps de l’URSS. Aveuglés par leur hostilité à l’Amérique, ils excusaient le mal totalitaire. Aujourd’hui, cet aveuglement, passé à droite, tend à excuser le mal identitaire.

La guerre en Ukraine les plonge dans les affres d’un cas de conscience.

D’un côté, leur anticommunisme historique les pousse à se montrer solidaires des civils ukrainiens. La brutalité dont les populations sont victimes rappelle les mœurs d’un régime soviétique qu’ils combattirent avec la plus grande vigueur. Cette guerre est d’autant plus terrible qu’elle s’ajoute à des épisodes terrorisants comme l’Holodomor, « l’extermination par la faim » organisée par Staline en 1933, où quelque 5 millions d’Ukrainiens périrent, avant la fureur nazie.

De l’autre, les milieux conservateurs acquiescent à la résistance que Vladimir Poutine offre à l’action corrosive du soft power US sur le socle déjà bien entamé de nos sociétés traditionnelles. Ce quitus les amène à dire que la Russie, « sur le plan étatique »« incarne la civilisation chrétienne ». Dieu se fait ainsi annexer par le pouvoir terrestre et manipuler par lui. Cette posture plombe une analyse dont plusieurs points méritent d’être débattus. Prenons-en un :

François Martin récuse que Moscou mène une guerre de conquête, comme le soutient le « narratif américain ». Ce récit ne peut être la seule clé d’explication. Nul ne sait ce que veut le chef du Kremlin mais que l’ex-empire rouge se reforme, nanti de ses satellites européens, paraît improbable, sans être impossible. L’auteur pointe la responsabilité de l’ouest, si des armes sont livrées aux Ukrainiens. Peut-être mais n’est-on pas face à un autre cas de conscience ? Armer les Ukrainiens risque de faire durer la guerre, de la rendre plus meurtrière et d’entraîner les pays de l’OTAN sur la voie d’un choc frontal avec Moscou. Ne pas les aider peut figer l’Occident dans une posture d’attentisme et d’impuissance. Les sanctions montrent que nos pays veulent en rester sur le seul terrain de l’économie, bien qu’aucun embargo ne soit jamais parvenu à renverser un autocrate, à Cuba, en Irak, en Iran, en Syrie ou en Corée du nord.

François Martin pense que le Kremlin livre une guerre défensive, comme les Américains dans la crise de Cuba. Dans un autre article, il rappelle que Nikita Khrouchtchev retira ses missiles après que John Kennedy eut fait de même en Turquie. La leçon, c’est que la paix ne peut naître que de la préservation des arrière-cours respectives. Croire que la Russie veut avaler l’Ukraine comme Hitler les Sudètes correspond au narratif US dont l’issue ne peut être que l’escalade militaire. Certes mais La Havane et Kiev ne sont pas symétriques. La relation des Russes à ce qu’ils considèrent comme le berceau de leur pays fait monter l’enjeu de la guerre en Ukraine. Et leur intervention, au regard du droit, demeure une agression d’autant plus injustifiée qu’elle vise un pays frère.

Louis Daufresne in LSDJ

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