L a démocratie athénienne pourrait-elle inspirer notre nouvelle Assemblée ? Après tout, depuis Napoléon Ier, le palais Bourbon ressemble à un temple grec, avec ses douze colonnes, son fronton triangulaire, et ses statues d’Athéna et de Thémis, déesses de la sagesse et de la justice, dont le regard se tourne vers la Concorde. Leur pouvoir muet suffira-t-il à la maintenir ?
Un esprit de revanche bridé par cinq ans de jupitérisme et deux ans d’autoritarisme sanitaire ne demande qu’à déferler sur l’hémicycle aux fauteuils couleur de lave. Dans ce cratère, certains veulent même faire tonner leurs passions : « Ça va dépoter sévère ! », lâche ainsi l’insoumise Clémentine Autain…
Cette phrase éruptive ne reflète cependant pas l’état d’esprit général.
Vingt-cinq siècles après Clisthène, le réformateur de la cité antique, l’Ecclésia française pourrait faire sa révolution culturelle en imposant la retraite à soixante ans à cette Ve République baptisée en 1962 sur les fonts baptismaux de la monarchie gaulliste. L’enjeu est de préférer la culture du compromis à la brutalité du « fait majoritaire ». Le visage de la nouvelle Assemblée montre que les Français sont prêts à ce changement :
D’abord, ils veulent que leurs désaccords soient hébergés dans un cadre institutionnel et non médiatique. Ni l’hystérisation des humeurs propre aux réseaux sociaux, ni la polarisation des opinions mise en scène par les TV tout-info ne sont parvenues en vingt ans à renouveler le débat politique. Ces media ont agacé les gens et fait progresser l’abstention. Ils ont contribué à « la montée de l’insignifiance » chère au philosophe Cornelius Castoriadis (1922-1997).
Ensuite, les Français souhaitent mettre fin aux verrous idéologiques et au favoritisme qui en est la cause. L’entrée en masse du RN clôt plusieurs décennies de ségrégation représentative. Depuis 1988, la lutte antiraciste servait de prétexte pour lui aliéner tout financement public et réserver le magot à des élus jugés respectables. En 2009, on changea même un seuil pour que le Parti communiste, avec seulement 15 députés, pût former un groupe parlementaire.
Ce système prend fin non par la volonté de ceux qui en profitaient mais en raison de l’insistance de ceux qui en étaient privés et que le scrutin majoritaire ne peut plus refluer aux portes de la représentation nationale. Pour la première fois, le RN est placé face à des responsabilités dignes de celles de ses concurrents. Au point que Marine Le Pen brigue la présidence de la commission des Finances, poste d’observation stratégique. Qu’elle l’obtienne ou pas ne change rien à la barrière mentale qui vient de tomber.
En quoi tout cela se rapporte-t-il à la Grèce antique ? Et nous concerne-t-elle, d’ailleurs ? Disons-le d’emblée : que les femmes, les esclaves et les métèques soient exclus de l’Agora ne suffit pas à invalider l’héritage athénien. Pas plus que de juger la démocratie directe inadaptée à notre modernité avancée.
L’essentiel n’est pas là.
Il s’agit de faire advenir une nouvelle éthique de la discussion, laquelle repose sur une égalité intellectuelle. Le dêmos postule que le peuple se gouverne par lui-même. Cette idée simple est à la fois exigeante et féconde par la réflexivité qu’elle induit, l’action agissant sur l’acteur et inversement. En refondant la prise de décision, chacun devrait pouvoir y adhérer et prendre sa part de l’effort collectif. Le dêmos implique que les citoyens veillent à ce qu’une opinion exprimée corresponde à l’intérêt général. Le scénario noir de la Banque de France pour 2023 suppose d’en finir avec les postures, qu’il s’agisse du paquet « pouvoir d’achat » ou « énergie », du passe sanitaire européen, du nucléaire ou des retraites.
Dans la logique grecque, la démocratie ne repose pas sur des partis vissés à des certitudes et à des consignes. Si ce point évoluait, la question d’un Parlement ingouvernable ne se poserait pas. Rien n’indique que les extrêmes seront traités à parité, si un arc républicain allant du PS au LR permet encore de s’en servir comme repoussoir. Historiquement, les partis aidèrent le peuple à s’organiser face aux notables qui avaient de l’argent, du temps, une réputation et des relations. Mais depuis longtemps, ces structures ne remplissent plus cet objet. Le vide auquel leurs noms renvoient (Horizons, Ensemble!, etc.) ne fait que souligner leur inutilité.
La démocratie n’est pas non plus un agrégat d’individus obsédés par l’extension de leurs droits, selon un prisme libéral. Elle ne se confond pas avec l’État, puissance contraignante poreuse aux intérêts privés. Elle se dissocie du Volk à l’allemande composé d’individus interchangeables fondus dans le collectif.
Reste que le dêmos repose sur une communauté de destin. Sans elle ne peut se créer une dialectique féconde entre l’unité et le désaccord. « C’est parce que nous vivons ensemble que nous désirons nous convaincre », relève l’universitaire Christophe Pébarthe dans son essai Athènes, l’autre démocratie (Passés composés).
Le dêmos est plus fort que ce qui le divise. On va pouvoir le vérifier.
Louis Daufresne in LSDJ