Le xxi siècle au cœur de la conscience afro : fanon réactualisé, césaire dépassé, senghor fustigé (première partie)

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Le drame de Georges Floyd est l’étincelle qui fit jaillir l’étendard de l’indignation et de la protestation. Un succès pour les militants antiracistes qui, tels des fourmis, ont déferlé dans les rues après la « goutte d’eau de trop » : la strangulation filmée de Georges Floyd suppliant l’officier de police blanc d’arrêter. 

Vieille de près de 70 ans, symbole d’une conscience contre le chaos cérébral, la pensée décoloniale de Frantz Fanon n’est pas encore à remiser au musée de l’histoire politique au regard des différentes mobilisations collectives organisées contre le racisme et surtout à l’aune des multiples actions iconoclastes consistant à déboulonner tous les symboles négatifs du colonialisme à travers le monde.

En 1953, Frantz Fanon rédige une correspondance adressée à monsieur Léopold Sédar Senghor (député sénégalais de l’Outre-Mer) pour lui faire part de son souhait de vivre au Sénégal et, à travers le pays de la Teranga, de découvrir l’Afrique, terre de ses ancêtres, qu’il aimerait servir dans le cadre de sa profession de médecin psychiatre. En même temps, l’intellectuel martiniquais, ayant subi l’expérience du racisme, à Lyon, lors de sa mobilisation dans les forces françaises contre l’occupant nazi, souhaitait explorer les voies de l’émancipation puis de la libération de l’Afrique, des « damnés de la terre ».

Sédar Senghor, le fidèle héritier de Blaise Diagne (partisan de l’assimilation pure et simple), n’a jamais daigné répondre à cet appel. Le cas de Senghor fait dire que les ressources de la connaissance ne révèlent en rien le niveau de conscience d’un homme et, qu’à sa différence, Césaire luttait en permanence pour amoindrir les effets psychologiques sinon tangibles de la domination coloniale. Un océan séparait Aimé Césaire, procureur du colonialisme, et Léopold Sédar Senghor, théoricien de la civilisation de l’universel. Une complicité les unissait, malgré leurs désaccords philosophiques et parfois politiques. Ils ont eu des combats différents et des formules intemporelles. Puis ils ont bâti ensemble des œuvres littéraires considérables sur la négritude même si Senghor a vidé le mot de sa charge explosive en le reprenant tranquillement au service du métissage culturel, et même de n’importe quoi.

L’africain s’aliène à la civilisation hellénistique dès le jour qu’il franchit le seuil de l’école occidentale. Cela fait partie de sa socialisation, or la socialisation est un processus abstrait et inconscient. On ne peut pas reprocher à ces intellectuels d’être des aliénés, car tout le monde s’aliène, d’une façon ou d’une autre.

Cependant, il existe des différences de degré qui séparent un aliéné d’un autre. Ces différences sont visibilisées via le seuil de conscience atteint par chaque individu, et qui détermine le niveau d’implication et de responsabilité de chacun dans la lutte rédemptrice.

Tandis que le président poète perdurait dans l’aliénation, au nom de sa théorie dite de « la civilisation de l’universel », l’ancien maire de Fort de France, réalisant les conséquences graves, dans le futur, de la loi du 19 mars 1946 (loi en faveur de laquelle il avait voté), opérait un glissement sémantique (de l’assimilation à la départementalisation), question de se trouver bonne conscience au moment des faits et belle justification pour l’avenir. Frantz Fanon est allé plus loin que son maître, Aimé Césaire. Il a rompu avec la matrice métropolitaine en s’insurgeant contre tous les visages de l’oppression.

Ainsi, les différences se précisent à travers les postures prises par chaque intellectuel confronté à la réalité coloniale.

C’est par un concours de circonstance professionnelle que Fanon s’est retrouvé à Blida, « la ville des rose » en Algérie, et devient ainsi un pionnier de la lutte algérienne, dans les rangs du Front de Libération National (FLN), à côté de son ami Mouloud Feraoun. Inventeur sinon le plus grand innovateur de l’ethnopsychiatrie et de la sociogénétique en psychanalyse, Frantz Fanon fut le pionnier d’une sociologie africaine, de l’analyse de l’évènement à chaud et du décryptage de l’air du temps. Tout l’aurait rapproché d’Albert Camus n’eut été la position nuancée de l’écrivain algérois sur la guerre d’Algérie : « en ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère » (Albert Camus, Conférence de presse, Stockholm, décembre 1957). Frantz Fanon lui avait préféré les bombes à sa mère, aidé en cela par Jean Paul Sartre, celui qui préfacera « Les Damnés de la Terre ». Le drame algérien prouvait, s’il en est besoin, que l’aphorisme de Karl Marx relève de l’évidence : « La violence est l’accoucheuse de l’histoire ».

L’intellectuel martiniquais fut ainsi le théoricien de la Révolution Algérienne, le maitre à penser du tiers-mondisme (inspirant au passage les initiateurs de la Tricontinentale), et le brillant représentant du Gouvernement Provisoire de République Algérienne (GPRA) au Ghana du grand président Kwame Nkrumah.

Dans « Les Damnés de la Terre », ouvrage fondamental de Frantz Fanon, préfacé par Jean Paul Sartre, le penseur martiniquais magnifie le courage des dirigeants politiques guinéens et ghanéens « qui ont su dans la broussaille des évènements, frayer à l’Afrique, sa voie » (« Pensée Politique de Sékou Touré », Aimé Césaire, Présence Africaine, 1959/1960).

Idéologiquement, les présidents Kwame Nkrumah, Sékou Touré et Modibo Keita étaient à la même école politique (le panafricanisme militant et/ou révolutionnaire). Nul besoin ici de rappeler le rôle de Nkrumah qui ne fait plus l’ombre d’aucun doute même si, après son renversement en 1966 par la CIA, lui aussi avait été caricaturé en « despote » auteur d’un « socialisme africain » à « la solde de Moscou et de Pékin ». Quant aux deux autres, Sékou Touré et Modibo Keita, ils furent tous députés au Palais Bourbon, sous la quatrième République française.

Elus en même temps, le 2 janvier 1956, et appartenant tous les deux au Rassemblement Démocratique Africain (RDA), Modibo Keita et Sékou Touré, que certains historiens désignent comme faisant partie de « l’aile gauche du RDA », s’étaient opposés à « la balkanisation de l’Afrique » défendue par la thèse du leader ivoirien, Félix Houphouët Boigny, le président du RDA, et de son homologue du Gabon, Léon M’Ba.

D’ailleurs, les élections législatives françaises de janvier 1956 portaient en elles plusieurs enjeux dont les problèmes de la décolonisation et la guerre d’Algérie. Sur ce point précis de l’histoire, les diverses positions de chaque protagoniste du RDA étaient connues. Le député de la Côte d’Ivoire, d’origine voltaïque (aujourd’hui on appelle cela burkinabé), Ouezzin Coulibaly œuvrait jusqu’à son dernier souffle, le 7 septembre 1958, à la préservation de l’unité du RDA mise à rude épreuve par les différences de tempéraments au sein de l’organisation et par les bouillonnements à l’échelle mondiale.

Frantz Fanon, en penseur de la décolonisation et en militant pour la cause d’une Algérie indépendante, ne pouvait que saluer la Guinée, car Ben Bella d’Algérie, dans la lutte armée du Front de Libération Nationale (FLN), a bénéficié du soutien inconditionnel (sur le plan diplomatique et militaire) de Sékou Touré. La Guinée fait partie des premiers pays à reconnaitre le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA). Déjà, dès 1956, en sa qualité de député-maire de la Guinée-Française à l’Assemblée Nationale française, Sékou Touré avait pris position contre la guerre d’Algérie (information consultable sur le site de l’Assemblée Nationale française) en exprimant son soutien inconditionnel à Ben Bella au moment où l’avion de ce dernier venait d’être détourné par des barbouzes français.

En dépit des « limites » de ces expériences révolutionnaires (pour reprendre un vocabulaire lénifiant bien familier au professeur Baïlo Telivel Diallo), ces combats ont été d’extraordinaires tentatives épiques et messianiques d’apporter le salut et la rédemption aux « damnés de la terre ». Qu’importe « les ratés » ! Edgard Morin, cet intellectuel français de gauche, l’a rappelé aussi clairement : « la ferveur m’est restée quand la foi a péri ».

En ce début du XXI siècle, les vagues de contestations grandissantes donnent le sentiment qu’un typhon se prépare. La princesse Esmeralda, arrière-petite nièce du Roi Léopold II, a demandé à son pays, la Belgique, de présenter des excuses pour les tragédies commises sous l’occupation coloniale. La génération nouvelle s’inscrit dans la perspective d’un combat inclusif, excluant toute velléité de repli identitaire et/ou d’entre-soi. Ces statues qui tombent ne signifient pas pour autant la fin de la lutte : les systèmes en place font de la résistance, ils ne renoncent pas aisément aux idées établies et aux habitudes endurcies.

En dépit des singularités propres à chacun de ces mouvements collectifs dans le monde (Etats-Unis d’Amérique, France Hexagonale, archipel des Antilles, Royaume-Uni, Belgique et en Afrique), ils ont en commun une révolte contre le racisme, les discriminations et les pouvoirs répressifs.

La sève iconoclaste de ce réveil de consciences est exaltante, et non tant la violence qui pourtant semble indispensable. Ces mouvements collectifs, symboles de la résurgence d’une pensée décoloniale à travers le monde, servent de défenses immunitaires aux « damnés de la terre ».

Il n’est plus question de transformer les questions de justice sociale en questions raciales. Il est question de transformer les questions raciales en questions de justice sociale et d’émancipation humaine. Les africains sont réprimés sur leur continent et par leurs propres élites dirigeantes. La question des rapports de l’Etat et de la discrimination raciale devient désormais la question des rapports de l’Etat et de l’émancipation humaine par la justice sociale.

Par Dramane DIAWARA (DD)

Analyste politique et journaliste culturel

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