Pouvoir colonial au fouta djalon : la chefferie cantonale

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 Feu Jean Suret Canal, professeur d’Université, très connu en République de Guinée pour sa participation à l’émancipation intellectuelle de ce petit pays d’Afrique de l’Ouest. Lorsque, en 1958, dans les moments les plus orageux des rapports franco-guinéens, le Général De Gaule demandait aux ressortissants français de quitter immédiatement la Guinée sous peine de perdre leur nationalité, le professeur Jean Suret Canal fit partie de ceux qui tentèrent, à leurs risques et péril, d’aider le nouvel Etat indépendant guinéen. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’Afrique et la République de Guinée. Ce qui est intéressant dans le travail de cet intellectuel français, c’est le détail avec lequel il décrit les évènements. Amour et passion s’y mêlent à la rigueur intellectuelle de l’homme.

Nous publions, pour les nombreux lecteurs de NewsGuinée, quelques extraits de son ouvrage ‘’La fin de la chefferie en Guinée’’, Journal of African History. Vol. VII. 1966.  Texte descriptif du système cantonal dans la région du Fouta , bastion du pouvoir colonial en Guinée-Française.

L’analyse approfondie de la situation de la chefferie en Guinée exigerait une étude canton par canton que nous n’avons pas eu les moyens d’entreprendre. On peut toutefois sans risque d’erreur grave proposer la vue d’ensemble suivante, région par région. C’est incontestablement au Fouta-Djalon que la position de la chefferie est la plus solide. La chefferie se recrute ici en effet dans une aristocratie dominante dont les positions économiques et sociales n’ont pas été touchées sérieusement par la colonisation. L’aristocratie des “grands Peuls” continue à vivre du travail de ses sujets: “Foulbé Bourouré” (“Foulas de brousse” traduisent eux-mêmes les intéressés), vassaux ou clients qui ont le soin des troupeaux; Mattyubhe — captifs, cultivateurs d’origine soussou ou diallonké, asservis, et progressivement assimilés. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, la situation des ‘captifs‘ (pudiquement dénommés par les rapports administratifs ‘serviteurs’) n’a pas sérieusement évolué.

Dans certaines régions du Soudan, des affranchissements massifs avaient été opérés, tant pour obliger les anciens maîtres au travail productif que pour ruiner leur puissance politique. Au Fouta-Djalon, la nécessité d’une telle mesure ne s’était pas faite sentir du point de vue économique (le seul produit de traite auquel on s’intéressait alors était le caoutchouc, produit de cueillette dont la fourniture pouvait s’imposer aisément dans le cadre social traditionnel). Elle aurait été absolument contre-indiquée du point de vue politique: dans l’ensemble, en effet, l’aristocratie peule avait accepté sans résistance la tutelle française et il paraissait logique à l’administration coloniale de s’appuyer sur elle.

Les luttes entre factions aristocratiques avaient facilité l’occupation du Fouta par les troupes françaises en 1896. L’Almamy Soriya Bokar Biro, vaincu et tué à la bataille de Porédaka, était impopulaire jusque dans son propre parti en raison de sa dureté et de son avarice. Nombre de ses vassaux, et en premier lieu le chef du diiwal de Labé, Alfa Yaya, n’avaient cessé de faire appel contre lui à l’intervention française. Les débuts de l’occupation française (d’abord très incomplète) permettront à certains alliés, tels Alfa Yaya, de consolider leurs positions. Mais cette tolérance passagère ne signifie pas que l’administration française est décidée à laisser pour longtemps aux chefs, pareille latitude. Le ‘traité’ de protectorat établi le 6 février 1897 avec le Fouta (où les Almamys Oumarou Bademba et Sori Elili, ont remplacé Bokar Biro) déclare dans son article 2: « La France s’engage à respecter la constitution actuelle du Fouta-Djallon. Cette constitution fonctionnera sous l’autorité du gouverneur de la Guinée [sic] et sous le contrôle direct d’un fonctionnaire français qui prendra le titre de résident du titre de “résident du Fouta-Djallon”.

L’autorité des Almamys et leur alternance au pouvoir sont maintenues par l’article 3 du traité. Mais Alfa Yaya est reconnu “chef permanent du Labé, du Kadé et du NGabou… Il demeure placé sous la dépendance de l’Almamy régnant, mais il pourra s’adresser directement pour les affaires de sa province au Résident du Fouta-Djallon.”

Par une “ordonnance no. 1” du Résident, approuvée par une Assemblée plénière des chefs tenue à Timbo le 13 juillet 1897, l’impôt de capitation est introduit au taux de 2 francs, soit 10 francs par case, “chaque case étant supposée abriter un minimum de 5 personnes’’. .” Un arrêté du Gouverneur en date du 28 novembre 1897 confirma cette décision, en y ajoutant les ‘prestations’ en travail. Le Résident Noirot dissipe toute ambiguïté en précisant: “Le chef devra s’occuper de l’impôt et fournir la main pour les travaux publics, sans quoi il sera brisé comme verre”. La portée de l’engagement’ pris par le traité de 1897 ne dépassera pas de beaucoup une année. L’Almamy Elili Sori ayant été assassiné par un frère de Bokar Biro, une ‘proclamation’ du Résident Noirot du 16 décembre nomme Almamy son fils Baba Alimou et limite l’autorité de l’Almamy sur 3 diiwe (sur 9): ceux de Timbo, Bhouria et Kolen; les autres indépendants et notamment celui de Labé, où Alfa Yaya prend le titre de ‘Roi du Labé’. « Diviser pour régner, telle est la seule politique à suivre au Fouta-Djallon », conclut le rapport sur la situation de la Guinée en 1898.

Une nouvelle étape est franchie quelques années plus tard avec le limogeage du gouverneur Cousturier (nommé à St Pierre et Miquelon) et remplacé par le gouverneur Frézouls, homme des radicaux. C’est lui qui opère l’arrestation d’Alfa Yaya en 1905, et ordonne son internement pour cinq ans au Dahomey. Dans le même temps, l’Almamy Baba étant décédé (début 1906), son domaine déjà réduit est partagé entre les représentants des deux familles qui jusque-là gouvernaient par alternance : la branche Alfaya régnera à Ditinn, la branche Soriya à Timbo. C’est, note le rapport annuel pour 1906, un pas de plus vers “la suppression progressive des grands chefs et le morcellement de leur autorité jusqu’à ce que soit obtenu le village comme entité administrative”.

En 1909, Alfa Alimou, ennemi personnel d’Alfa Yaya, qu’on avait pour cette raison désigné comme chef de province de Labé — avec un territoire beaucoup plus réduit que celui de l’ancien ‘royaume’ d’Alfa Yaya est condamné à trois ans de prison et révoqué; la chefferie de province est supprimée. Lorsqu’en 1910 la sanction administrative prononcée contre Alfa Yaya arrive à son terme, le gouverneur Camille Guy ne le laisse pas aller plus loin que Conakry: il y est arrêté de nouveau le 11 février 1911 et, cette fois, expédié en Mauritanie où il meurt l’année suivante.

En même temps des mesures sont prises pour liquider un certain nombre de marabouts dont on redoute que l’influence ne prenne le relais de celle de l’aristocratie traditionnelle. Les marabouts Karamoko Sankoun et Ba Gassama de Touba sont arrêtés le 30 mars 1911 : en revanche la tentative d’arrestation du Ouali de Goumba, prévue le même jour, échoue; le détachement chargé de procéder à l’opération est anéanti. En représailles, la région du Goumba est livrée à une colonne de répression, les biens des Peuls confisqués, leurs esclaves libérés. Le Ouali, réfugié en Sierra-Leone, est extradé, condamné à mort et enfermé au bagne de Fotoba, où il meurt en 1912, avant la date fixée pour son exécution.

En 1912, enfin, l’administrateur Thoreau-Lévaré, compagnon de Noirot et l’un des fonctionnaires coloniaux français connaissant le mieux le Fouta, procède à un savant découpage des provinces traditionnelles, afin de démembrer les anciennes unités historiques. Les fonctions d’Almamy “rouage inutile, devenu même gênant” sont supprimées; les Almamys des deux branches sont transférés de leurs anciennes résidences à des localités situées sur la voie ferrée qui vient d’être construite (celui de Timbo à Dabola, à la limite du Fouta; celui de Ditinn à Mamou) et réduits aux fonctions de chefs de canton. Désormais la situation est stabilisée. Réduits aux fonctions subalternes de chefs de canton, les ex-Almamys (qui continuent, à titre honorifique, de porter cette appellation) reçoivent des distinctions et des pensions qui les placent au-dessus de leurs collègues.

Toutefois les opérations politiques de 1910-12 ont amené certains renversements de fortune. Ainsi la famille des anciens chefs de la région de Dalaba, compromise dans l’affaire du Ouali de Gomba, est déchue au bénéfice d’un obscur chef de village, de la famille des Ludaabhe, Bah Tierno Oumar, qui réussira à faire du canton de Dalaba un “grand fief”, s’agrandissant sans cesse aux dépens des cantons voisins. Parmi les Peuls, on le considère comme un parvenu, et certains le comparent au Glaoui de Marrakech — comme lui petit personnage devenu “grand féodal” par la grâce de l’administration française. Grâce à ses relations, il sait se débarrasser des commandants de cercle insuffisamment compréhensifs et ne perd pas une occasion de renforcer son crédit par des manifestations de loyalisme.

Texte du Professeur Jean-Suret Canale

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